La course de Francine
Francine était coursière. Chaque matin, chevauchant son 103 Peugeot jaune, elle parcourrait le quartier des Abbesses, distribuant bonnes et mauvaises nouvelles. Par ce matin de juin, sous une pluie battante, un ciel menaçant grondait au loin, elle se gara au 24 de la rue des Trois Frères. L’immeuble bourgeois de haut standing dressait ses murs aux reliefs empierrés. Elle avait pour le propriétaire du 3ème étage, un colis à remettre en main propre. Gravissant les escaliers dos courbé, elle ajustait la bretelle de sa besace, tout en essuyant les gouttes d’eau ruisselant le long de ses longilignes cheveux bruns, entourant son visage d’eurasienne. En jean et Converse, elle pensait ressembler à presque rien ce matin. Elle avait misé sur le confort et avait renoncé à porter un casque. La grâce parlait malgré tout pour elle…
Aux trois coups portés à la porte de son interlocuteur, c’est d’abord le silence qui répondit. Au coup de sonnette, elle répondit à la voix sourde derrière le judas :
– Bonjour, c’est la société Dou-fast. J’ai un colis en recommandé, récita-t-elle machinalement.
– Laissez-le sur le pallier.
– Je suis désolée. J’ai besoin de votre signature. Sinon je serai obligée de le remettre au centre de tri de votre agence locale avec obligation de venir le chercher.
Par l’entrebâillement, le contre-jour, telle une lueur lactescente, contrasta fortement avec le personnage. L’homme était exagérément grand. Les cheveux noirs en broussaille, le regard sombre et cerné, la carrure athlétique mais légèrement affaissée donnaient l’apparence d’un laisser-aller comme un faux négligé-calculé. Le genre de gars éminent auquel la carrière de mannequin aurait pu convenir, l’after-shave en moins, les diplômes en plus. Une barbe de trois jours grisonnait un menton volontaire et détourait ses mâchoires comme un halo d’acier.
– Vous êtes Monsieur Grange-Ressac ?
– Oui, dit-il brusquement.
– Voici votre paquet. J’ai besoin de votre signature au dos de ce document et également d’un chèque de 50 euros pour les frais de douane s’il-vous-plait.
Francine, en face de ce quadra, étirait son corps de gamine que ses trente années n’avaient pas meurtri. Légère, aérienne, elle jouait de son sourire de geisha comme un signe fatal de bienvenue.
– C’est quoi ce délire ? accueillit son sourire juvénile.
– Le paquet étant en provenance de Chine, vous devez vous acquitter des droits de douane et de passage à la frontière, expliqua t-elle.
– 50 euros !!! Mais c’est énorme ! Trop cher. Ce n’était pas prévu dans mon achat.
– Je suis désolée…Ce n’est malheureusement pas moi qui décide.
– Vous avez la tête.
– Je vous demande pardon ?
– Je disais, en effet, vous avez la tête de celle qui ne sait pas décider : casque, pas casque…
– Ecoutez, Monsieur. Soit vous prenez votre paquet en me rendant les reçus. Soit je m’en vais avec le colis.
– Ne vous énervez pas. Je parlais de la pluie qui dégouline sur vos cheveux. Pas de parapluie ?
– Ce n’est pas le propos.
– Je vous contrarie ?
– Non
– Arrêtez de sautiller alors…
– 50 euros s’il vous plaît, dit-elle en se figeant. Et une signature ici,… puis là…, répondit-elle en tendant son bic bleu puis portant machinalement sa main sur sa tête.
Elle pestait intérieurement. Mais pour qui se prenait ce minable ! Elle avait le sentiment, après ses réflexions douteuses, de n’être pas plus grande que la distance reliant ses pieds à ses genoux. C’est ce genre de situation merdeuse où les échecs de sa vie lui remontaient en mémoire. Les nerfs en pelote, elle voyait mal dérouler le parchemin de son parcours, expliquant à ce malotru qu’elle n’était pas coursière par choix mais bien parce qu’il fallait manger et que les hasards de la vie ne lui avaient pas permis d’embrasser la carrière de restauratrice d’objets d’art à laquelle ses études l’avaient destinée.
Dans ses pensées, prête à rebrousser chemin, elle faisait mine de s’en aller quand le téléphone sonna au fond du couloir. D’autorité, il lui fit signe de patienter. Elle patienta. Contre toute attente. Il lui semblait être là sur le pallier, comme une imbécile adhérente de Glu, livrée à la mauvaise humeur d’un rustre et tributaire de son bon vouloir. C’était tout bonnement insupportable. Elle comptait mentalement le temps perdu à rattraper, les escaliers restant à gravir, les boites aux lettres à remplir, les digicodes à déjouer…Elle imaginait aussi les femmes qui avaient du claquer la porte de cet appartement, se jurant de ne jamais plus revenir se frotter aux orties de l’énergumène Adonis. La journée était loin d’être terminée ! Elle se força néanmoins à reprendre un sourire professionnel.
Des éclats de voix, puissants et colériques lui parvinrent.
– Comment ça une copie d’un Ming en bone china bleu ! Mais ce n’était pas prévu ! Je ne signe pas cette vente foireuse. C’est hors de question. Je vous renvoie la marchandise….Je ne veux pas le savoir. Fallait respecter votre contrat.
Il raccrocha. S’avançant dans le couloir jusque vers la porte, elle le vit s’abattre comme un platane sur ses pauvres jambes qui ne la portaient plus. Elle s’attendait à ce qu’il hurle. Elle ne fut pas déçue du résultat.
– Vous êtes encore là, vous ? lança-t-il furibond. Retournez à vos occupations. Reprenez ce paquet. Le contenu n’est pas celui que j’attendais. Et fichez-moi la paix.
Abasourdie, elle réussit à lui planter un regard fendu mais appuyé et trouvant tout le courage et la patience nécessaires, elle débita aussi vite que ses idées fusaient :
– Ecoutez, je suis désolée. Ne perdons plus de temps. Je suis tenue de vous facturer le déplacement et je ne partirai pas sans mes documents. Maintenant si vous pouviez faire vite, je n’ai pas que vous comme client.
– Mais enfin, c’est insensé ! Vous ne comprenez pas le français ? Je ne veux pas de ce colis. Je ne veux pas payer. Je veux qu’on me foute la paix. C’est clair ?
– Limpide Monsieur. Tout comme ma mission.
– Que faites-vous ? demanda t-il en voyant qu’elle s’avançait dans son couloir, le heurtant au passage.
– Je m’installe.
– Vous êtes folle ? Vous êtes trempée !!! Putain…Mon Chesterfield, la conne !
– Je m’en fiche. Les Chesterfield, moi je les fume. Je suis têtue. Alors, ce n’est pas un problème. Je sais gérer les animaux dans votre genre.
– Les animaux ???!!!
– Oui. Les bêtes, les butons, les obtus, les primaires, si vous préférez.
– Attendez, je rêve, dit-il en se passant les mains dans ses boucles éclatées. Dégagez de chez moi ! C’est compris ?
– Vous savez qu’il existe un vaccin contre l’arrogance ?
– Non sans blague. Et vous l’administrez avec votre langue de vipère ?
– Non. Avec une intelligence persuasive et une patience d’ange. 50 euros et je me casse. Ce n’est pas compliqué.
– Je vous dis de sortir de chez moi. Et reprenez ce putain de paquet.
Au moment où il faisait mine de lui balancer le colis, il lui échappa. Le vase à l’intérieur se fracassa sur le sol, éparpillant son contenu en autant de fragments de porcelaine que les rosaces rococo sur le papier peint de son salon. Se baissant tous les deux pour tenter d’inverser la chute de l’objet, leurs fronts se tamponnèrent. Accroupis devant les dégâts, leurs yeux fixèrent les amas et les brisures. Au milieu de ce fatras, un objet attira leur attention : une autre lettre cachetée était adressée à….Francine. Elle cru qu’elle perdait pied.
– Mais c’est mon nom !!! Que fait cette enveloppe dans votre colis ? Comment votre interlocuteur pouvait-il savoir que je viendrais vous l’amener ?
– Mais qu’est-ce que c’est que ce trafic ? Vous n’êtes pas coursière ? lâcha-t-il le regard méfiant. C’est le Gouvernement qui vous envoie ?
– Non mais, ça va pas ? Bien sûr que je suis coursière !!! Et arrêtez de me parler sur ce ton, d’accord ? Ok, ce n’est pas mon vrai métier…Mais là n’est pas le problème. Donnez-moi cette lettre.
– Attendez, attendez…Pas votre vrai métier ? Qui êtes-vous ? C’est Charnay qui vous envoie pour m’espionner ? Qui me dit que vous ne servez pas d’intermédiaire à ma vente ? Qui me dit qu’il n’y a pas là un coup foireux de mon fournisseur chinois et que vous allez me piquer mes droits d’exclusivité ?
– Non mais lâchez-moi ! Vous êtes sidérant. A part vous, il n’y a que le reste du monde ! Je ne comprends strictement rien à vos délires de business man. Grand bien vous en fasse. Je suis seulement surprise de ce fait. Et je n’ai aucune intention de vous nuire. Donnez-moi l’enveloppe.
– J’ouvre d’abord, dit-il en lui stoppant le poignet dans les airs.
Il sortit une lettre qu’il parcouru avec la placidité d’un lynx. Quand il releva les yeux, au bout de ce qu’il faut bien nommer une éternité, c’est pour les planter comme un poignard mi-médusé, mi-dubitatif, dans ceux de Francine.
Interrogative, se rongeant les freins, elle attendait qu’il daigne enfin lui donner une explication.
– Alors ? Vous accouchez ? lui demanda t-elle
– Quand je vais vous dire de quel bébé, j’espère que vous allez acquiescer rapidement à cette solution pour éviter la procédure habituelle.
– Mais enfin de quoi parlez-vous ? C’est quoi cette histoire de …bébé ?
– Alors comme ça, vous êtes experte en arts chinois ?
– Vous êtes de la police ?
– Répondez nom de Dieu !
– Mais qu’est-ce que cela peut bien vous faire ! Pour l’instant vous me devez toujours 50 euros et le devoir de me laisser partir avec cette lettre qui m’était destinée.
– Plus maintenant.
– Oh purée…J’en ai raz le bol. Cessons ce jeu débile. Voici le numéro du service juridique de Dou-fast. Je vous laisse le soin de transmettre votre colère à son directeur. Quant à moi, je pars…
– Vous n’irez nulle part…dit-il en lui reprenant le bras
– Mais bien sûr…glissa t-elle en se relevant d’un bond.
– A compter de maintenant, nous sommes associés. Et nous avons moins de 48h pour préparer nos bagages pour Pékin…
– Le mieux pour vous serait plutôt d’appeler une ambulance…Et vous habiller en camisole…
Sans même sourciller à sa remarque, Grange-Ressac continuait…
– L’ambassade de France vient de nous commander une mission. Ha ha ha ! Ramener cet objet cassé à son propriétaire, le prévenir qu’il s’agit d’une copie et revenir avec l’original destiné au Musée d’Orsay. Sur place, vous devrez nous aider à le faire réparer et…Ah oui, (levant les yeux à nouveau) au fait, je me présente, Patrice Grange-Ressac, expert international en achat d’objets d’art. Je travaille pour le compte du Ministère de la Culture.
– Bravo. Félicitations. Et moi, je suis sumo. Allez, au revoir hein…. Votre cas relève de la psychiatrie.
– Hep hep…Où allez-vous ? Restez avec moi ! dit-il en la rattrapant par la manche, comme s’il n’avait rien entendu. En réalité, la lecture de votre cv joint à cette lettre montre que vous avez toutes les compétences pour m’aider dans cette mission. Et mon interlocuteur semble m’indiquer également que vous êtes la plus qualifiée de la place de Paris sur la civilisation Ming. Alors certes, la situation est cocasse, je vous l’accorde mais je n’ai même pas besoin de vous contacter ! La Providence vous envoie. Bienvenue à bord jeune mousse.
Avec un sourire en coin, il murmura : la photo n’est pas très ressemblante… Mais je m’en contente. Vous tombez pile ! En route pour de nouveaux paysages.
– Vous êtes complètement cinglé.
– Tenez lisez. C’est la chance de votre vie. De toute façon vous n’avez pas le choix. Sans vous, je ne peux mener à bien ma mission. Ce n’est pas tous les jours qu’une telle occasion se présente…
La lettre émanant de l’attaché culturel de l’ambassade de France à Pékin dressait un cahier des charges précis et pour le moins alléchant. Tout ce que Francine avait toujours rêvé se dessinait comme un projet fabuleux, inespéré, presque impossible. Le seul hic, devoir assurer cette mission accompagnée de ce primate bourru dont elle devinait l’emprise comme un mauvais pressentiment.
– Et je fais quoi de la mobylette ?
– Voilà bien une question de nana. J’espère seulement que lorsque nous serons sur place, vous ferez preuve de plus d’élégance et de jugeote. Car pour l’instant, niveau pragmatisme, c’est plutôt le néant abyssal.
– Sans vouloir vous offenser, je pense qu’une bonne tarte dans la gueule vous remettrait la politesse en place. Ceci dit, puisque nous n’avons pas le choix, disons qu’il va falloir vous accommoder de mes féminines faiblesses comme je m’accommoderai de vos masculines remarques. Je vous apprendrai l’humour, vous verrez, ca fait du bien…
– Je ne suis pas le monstre que vous semblez voir, vous savez.
– Ok, puisque vous le dites. L’enfer doit ressembler à un cinq étoiles à côté de votre caractère.
– Vous serez prête dans 48h ?
– C’est combien ?
– Combien quoi ?
– La mission. C’est combien ?
– A la hauteur de toutes vos espérances…
– Autrement dit ?
– Il faut que nous soyons mariés.
– Je m’étrangle ou je me pince ?
– Tout ce qu’il vous plaira sauf à perdre ce qui m’intéresse. Vous parlez mandarin ?
– Oui. Et vous, vous arrive t-il d’être aimable ?
– Surtout pas le jour où j’apprends que je dois me marier de force
– Pour une fois, je vous rejoins.
– Formidable. Soyons zen, alors. Et ne choisissez pas de robe blanche, c’est la couleur du deuil en Chine.
– Vous êtes d’une suffisance écoeurante. Je m’habillerai comme il me plaira.
– Allez… je blague. Là n’est pas le problème immédiat. …Francine ? Vous permettez que je vous appelle Francine ?
Le ton de sa voix avait chuté de quelques bémols. Son regard avait perdu de sa dureté. Et sans haine, sans espèce de remord, sans souvenir de l’épisode surréaliste auquel il venait d’assister, il se pencha vers elle, relevant délicatement une mèche trempée tombant sur son front. Francine cru chanceler. Elle releva la tête.
– C’est mort pour les 50 euros si je comprends bien ? glissa t-elle.
Il sourit. En accompagnement de ce geste imprévu, il plissa ses yeux, comme un gamin. Il répliqua :
– J’ai le sentiment que vous valez beaucoup plus. Ma main au feu que l’enfer chinois avec vous sera pavé de mes bonnes intentions…